Une logique de l'événement
Les stoïciens divisaient traditionnellement leur philosophie en trois parties: la logique, la physique et l'éthique. Ces trois parties forment un tout, qui est le stoïcisme même, et doivent donc être prises ensemble. En revanche, dans l'exposition, elles doivent être nettement séparées: pour des raisons surtout pédagogiques, les penseurs stoïciens avaient coutume de commencer leur enseignement par la logique. Cette logique, c'est tout ce qui concerne le logos, c'est-à-dire, indissolublement, le discours et la raison. Elle inclut donc une théorie de la connaissance, qui est d'inspiration à la fois sensualiste (les sensations, pour les stoïciens, sont toutes vraies), rationaliste (la science est «fondée sur la raison») et volontariste (toute connaissance suppose un jugement volontaire): les stoïciens appellent «assentiment» le mouvement, à la fois nécessaire et volontaire, de l'esprit par lequel il adhère au vrai et au bien. Ce dernier point est sans doute le plus original, et domine tous les autres: connaître, pour les stoïciens, c'est juger; et juger, c'est vouloir. On comprend dès lors que la volonté ne peut pas vouloir n'importe quoi (car alors il n'y aurait plus de connaissance), mais uniquement ce qu'elle perçoit comme vrai ou bien.
Les attributs de l'âme Les stoïciens nommaient «représentation» (phantasia) l'empreinte ou la modification produite dans l'âme par les objets qu'elle représente; l'empreinte reproduit ce don’t elle provient. La représentation est compréhensive, (phantasia katalêptikê) l'image d'un objet existant – don’t elle porte «la marque et l'empreinte» –, lorsqu'on ne peut douter de son exactitude: c'est alors une image claire et distincte, et le critère de la Vérité; il s'agit de l'évidence première, sans laquelle aucune certitude ne serait possible. Les sensations et les prénotions (prolêpsis, notions communes ou idées générales) en résultent; plus exactement elles ne sont que des représentations compréhensives spécifiques, saisissant des objets sensibles (sensations) ou rationnels (prénotions). La représentation compréhensive, même si elle est un pathos (une affection), suppose toujours une activité du sujet, de même que l'assentiment qui lui est accordé, quoique nécessaire (on ne peut douter du vrai qu'on comprend), reste indubitablement un mouvement volontaire de l'âme.
Le sage stoïcien La liberté de l'esprit n'est donc pas un libre arbitre (qui pourrait choisir indifféremment ceci ou cela), mais une libre nécessité (qui adhère spontanément et nécessairement à ce qui lui paraît vrai ou bien). Elle n'est donc pas autre chose que la raison, et c'est en quoi le sage seul est libre, ou l'est absolument, puisque lui seul sait ce que c'est que savoir. «Sauf le sage, rapporte Cicéron, personne ne sait quoi que ce soit; et cela Zénon le montrait par un geste: il montrait sa main ouverte, les doigts étendus: c'est là la représentation, disait-il; puis il repliait un peu les doigts: c'est là l'assentiment; ensuite, quand il avait complètement fermé la main et qu'il montrait le poing serré, il déclarait que c'était là la compréhension. Enfin, il approchait la main gauche du poing fermé et il le serrait étroitement et avec force: il disait que c'était là la science, que personne ne possède sauf le sage» (Académiques I).
Linguistique et logique stoïcienneLa logique stoïcienne, comme théorie du logos, comporte aussi une rhétorique (ou art du discours) et une dialectique (ou art du raisonnement: c'est l'équivalent de notre logique formelle). Sur ces deux plans, les stoïciens sont allés très loin: ils anticipent de manière surprenante notre linguistique, notamment par la distinction entre signifiant (sêmainon), signifié (sêmainomênon) et référent (tunkhanon); ils sont également les précurseurs de notre logique, par l'invention d'une logique des propositions ou des événements – qui se différencie de la logique aristotélicienne des noms ou des prédicats. Convaincus qu'il n'existe que des individus (ce qu'on peut appeler leur nominalisme, qu'ils héritent des cyniques) et que tout est toujours en devenir (ce qu'on peut appeler leur héraclitéisme), les stoïciens se sont donné la logique nécessaire pour que soit possible – contrairement à ce que prétendait Aristote – une science de l'individuel: la physique.
Une physique des corps Pour les stoïciens, il n'existe que des corps. On peut qualifier leur philosophie de matérialiste. Mais l'esprit n'en existe pas moins: l'âme est un corps, une partie du feu divin, qui anime les vivants de l'intérieur et qui, en l'homme, est raison. La totalité des corps est le monde, qui est unique, fini et plein dans un vide infini. Ce monde est vivant, rationnel, harmonieux, parfait («puisqu'il comprend la totalité des êtres et que rien n'existe en dehors de lui»), et c'est pourquoi il est Dieu. La physique stoïcienne est donc aussi une théologie, d'inspiration panthéiste. Dieu «n'a pas la forme humaine»: sa substance est «le monde tout entier et le ciel», et il fait régner sa providence dans «tout ce qui s'y trouve». C'est pourquoi cette physique est fataliste: toutes les causes se tiennent et forment «un ordre et une connexion qui ne peuvent jamais être forcés ni transgressés». Cette «chaîne des causes» (à laquelle correspond, dans la logique, la chaîne des propositions) est appelée par les stoïciens le destin, lequel est «une disposition du tout, depuis l'éternité, de chaque chose suivant et accompagnant chaque autre chose, disposition qui est inviolable»; la chaîne des causes est ce à quoi tout est soumis et le destin – les stoïciens disent aussi l'«ordre du monde» – n'est pas autre chose que l'ensemble de tout ce qui arrive, considéré dans son éternelle Vérité: «tout arrive selon le destin». Il n'y a donc ni hasard ni contingence, et c'est en quoi la connaissance de l'avenir, ou divination, est possible.
Les «incorporels»Dans ce monde de corps, les stoïciens laissaient pourtant une place à ce qu'ils appelaient les «incorporels». Ce n'est pas contradictoire avec l'ensemble de leur théorie. Certes, «les corps sont les seules réalités et la seule substance», eux seuls existent, absolument, eux seuls agissent et pâtissent. Mais la pensée rencontre aussi des pseudoréalités, qui ne sont pas vraiment des êtres, qui n'agissent ni ne pâtissent, mais qui ne sont pas non plus de purs néants et don’t la pensée ne peut se passer. Les incorporels sont au nombre de quatre: l'exprimable (lekton, le contenu du discours), le vide, le lieu et le temps. On ne saurait pourtant les prendre pour des êtres véritables, et c'est en quoi les stoïciens ne seront dupes ni du discours ni du temps: le sage vit au présent et, sinon toujours en silence, du moins sans bavardage. Il s'agit de ne rien ajouter au monde: ni regrets ni craintes, ni erreurs ni mensonges. La vérité suffit, et doit suffire.
Une éthique de la volontéCela nous conduit à l'éthique. Contre les épicuriens, leurs contemporains et adversaires, les stoïciens refusent de considérer que le plaisir soit un bien. «En effet, disaient-ils, il y a des plaisirs honteux, et rien de ce qui est honteux n'est un bien.» Pour la même raison, la douleur n'est pas un mal, puisqu'il n'y a «d'autre mal que ce qui est honteux», ce que la douleur n'est pas. Il en résulte que «le seul bien, c'est ce qui est moral (honestum); et avoir une vie heureuse, c'est vivre moralement, c'est-à-dire avec vertu» (Cicéron, De finibus). Ce qu'on peut appeler le moralisme stoïcien est indissociable du naturalisme de ces philosophes. Le souverain bien consiste en effet à «vivre en accord avec la nature»: en accord, c'est-à-dire homologoumenôs, «d'une même raison», et c'est en quoi la vie naturelle est aussi une vie raisonnable et, par là, vie vertueuse: la vertu est «conformité de l'âme avec elle-même», de la raison en moi avec la raison en tout.
La soumission volontaire au destin Naturalisme, rationalisme et moralisme vont donc ensemble: «La fin suprême est de vivre selon la nature, c'est-à-dire selon sa nature et celle du tout, en ne faisant rien de ce qui est défendu par la loi commune, la droite raison répandue à travers toutes choses, laquelle est identique à Zeus et gouverne tout l'univers.» Il en découle aussi une vision politique: le sage est citoyen du monde (kosmopolitês) et sujet seulement de son ordre divin. Il n'y a là aucune passivité. S'il est vrai qu'il faut se soumettre au destin, cette soumission est elle-même un acte volontaire, qui en inclut beaucoup d'autres. Nous soumettre au destin, c'est certes accepter tout ce qui arrive; mais c'est aussi y jouer notre rôle, du mieux que nous pouvons. Entre liberté et fatalité, il n'y a aucune opposition. Toute action est fatale, qu'elle soit libre ou serve; l'action libre n'est pas celle qui échappe au destin (c'est évidemment impossible) mais celle qui s'y soumet en connaissance de cause et qui y participe activement. «Le destin conduit qui y consent, disait Sénèque, il entraîne qui résiste» (Lettre 107). L'apatheia stoïcienne est le contraire d'une apathie, au sens moderne du terme: loin d'être absence d'action, elle correspond à l'inverse à l'absence de passion (de pathos), et c'est précisément en quoi le sage stoïcien est un homme d'action. Marc Aurèle dira: «Ne rien attendre, ne rien fuir, mais te contenter de l'action présente» (Pensées, III, 12). Soit: «Aide-toi toi-même, tant que tu le pourras» (III, 14), fais tout ce qui t'incombe, fais-le «immédiatement» (VIII, 5), et laisse le reste au Dieu ou au destin.
La recherche de la Vérité Cela suppose qu'on sache distinguer, comme disait Épictète, ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas: «Les choses qui dépendent de nous sont naturellement libres, sans empêchement, sans entrave; celles qui ne dépendent pas de nous sont fragiles, serves, facilement empêchées, propres à autrui» (Manuel, I). L'homme libre, c'est en effet celui à qui tout arrive selon sa volonté – mais comment serait-ce possible s'il veut ce qui n'en dépend pas? Le sage cessera donc d'espérer quoi que ce soit qui ne dépende pas de lui (c'est-à-dire d'espérer), et se contentera de vouloir ce qui en dépend (ce qui est, exactement, vouloir). Il sera donc toujours parfaitement libre, car «est libre celui qui vit comme il veut» (Épictète, Entretiens, IV, 1) et parfaitement heureux, puisque tous ses désirs seront comblés. Le sage ne connaît «ni l'espoir ni la crainte», disait Sénèque (De la constance du sage, 9), et c'est à quoi sans doute il se reconnaît: la vérité et la volonté lui suffisent. >Telle est, encore aujourd'hui, la leçon du stoïcisme : la vérité et la volonté sont nécessaires l'une et l'autre. Le message du stoïcisme , d'une rare grandeur spirituelle, sut éclairer toutes les couches de la société antique, depuis l'esclave Épictète jusqu'à l'empereur Marc Aurèle, et fécondera toute la pensée occidentale moderne, de Montaigne ou Descartes jusqu'à Alain, Simone Weil ou Vladimir Jankélévitch.
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