L'épicurisme, une doctrine incomprise par la postérité Philosophe matérialiste, Épicure prolonge et renouvelle l'atomisme de Démocrite, sur lequel il fonde une sagesse du plaisir. Ses préoccupations morales l'ont empêché de tirer toutes les conséquences de ses intuitions scientifiques. Sa doctrine, marquée par une maîtrise permanente des passions, se situe exactement à l'opposé de ce que la postérité a défini comme étant l'épicurisme.
Les critères de la Vérité dans l'épicurismeÉpicure avait beaucoup écrit, mais l'essentiel de son œuvre est perdu. Seules trois lettres (à Hérodote, à Pythoclès, à Ménécée), qui résument les points principaux de la doctrine, et plusieurs dizaines de maximes ou de sentences sont parvenues jusqu'à nous. Enrichies et confirmées par le poème philosophique De la nature (De natura rerum) de Lucrèce, son disciple latin, elles permettent toutefois de se faire une idée assez précise du système. Les épicuriens distinguaient traditionnellement trois parties dans la doctrine: la canonique, qui porte sur les règles et les critères de la connaissance; la physique, ou science de la nature; enfin l'éthique, qui enseigne l'art de vivre heureux. Concernant la canonique, Épicure reconnaît trois critères de la vérité: les sensations, les anticipations (c'est-à-dire les idées générales, telles qu'elles résultent de l'expérience) et les affections (le plaisir et la douleur). Mais ces trois critères se ramènent aisément au premier d'entre eux, et c'est en quoi on peut parler d'un sensualisme épicurien. Les sens sont la source, le fondement et la garantie de toute connaissance vraie, et la raison elle-même, dira Lucrèce, «en est issue tout entière».
L'atomismeLa canonique n'a de fonction qu'utilitaire pour Épicure: c'est la physique, ou connaissance de la nature (physis), qui est le vrai socle de la doctrine. Cette physique est d'inspiration matérialiste et discontinuiste; rien n'existe que la matière et le vide, qui se définissent par leur exclusion réciproque: là où il y a de la matière, il n'y a pas de vide; là où il y a du vide, il n'y a pas de matière. Ces deux substances suffisent à tout expliquer, y compris l'homme, la pensée et les dieux. Rien, en effet, ne naît de rien: à l'origine de toute chose doivent donc se trouver des êtres éternels, qui ne naissent pas, et don’t tout naît. Tels sont les atomes et le vide. Épicure prolonge en cela l'atomisme démocritéen: les atomes sont des corps absolument pleins, insécables, immuables, en nombre infini, d'une variété de formes innombrable (quoique tous restent inférieurs au seuil de sensibilité) et toujours en mouvement dans le vide infini.
Le mouvement des atomes À la différence de Démocrite, qui tenait le mouvement des atomes pour une donnée première, qu'il n'est ni possible ni indispensable d'expliquer, Épicure affirmait que ce mouvement, s'il est sans commencement, n'est pas sans raison. Trois causes suffisent à l'expliquer, qui sont toutes les trois nécessaires. Le poids et les chocs
Les deux premières sont pensées par analogie avec l'expérience: les atomes sont mus de haut en bas par leur poids (qui est une propriété intrinsèque des atomes pour Épicure) et, dans toutes les directions, par les chocs. Mais ces deux causes – poids et chocs – semblent incompatibles l'une avec l'autre. Dans le vide sans fond, en effet, tous les atomes doivent tomber verticalement à l'infini, sans se rencontrer jamais. Il n'y aurait alors ni chocs ni rebonds, et l'Univers ne serait qu'une pluie infinie et stérile d'atomes. Il n'y aurait pas de corps composés, pas de mondes, et nous ne serions pas là pour expliquer ce qui, d'ailleurs, n'aurait pas besoin de l'être. Suggérera-t-on que les atomes les plus lourds pourraient rattraper les plus légers? Ce serait méconnaître, explique Lucrèce, que, dans le vide, tous les corps se meuvent «avec une égale vitesse malgré l'inégalité de leur poids». Tant que leur chute reste strictement verticale, ils ne sauraient donc se rejoindre les uns les autres. Le clinamen
Aussi faut-il une troisième cause de mouvement, pour rendre les deux premières compatibles et pour expliquer l'apparition de corps composés. Cette troisième cause, traditionnellement attribuée à Épicure, c'est la déclinaison, ou déviation, des atomes (parenkleisis en grec, clinamen en latin): dans leur chute en ligne droite à travers le vide, ceux-ci s'écartent faiblement de la verticale, juste assez pour qu'on puisse dire que leur mouvement se trouve modifié; ce changement de trajectoire se produit à un moment et dans un endroit indéterminés. Cette troisième cause de mouvement, à la fois interne (le poids) et discontinue (les chocs), est ainsi à l'origine des rencontres d'atomes et, donc, de tous les corps composés: sans cette déclinaison, explique Lucrèce, «nulle collision n'aurait pu naître, nul choc se produire, et jamais la nature n'eût rien créé». Mais le clinamen est aussi à l'origine de la liberté: sans cette spontanéité aléatoire qui n'est déterminée ni dans l'espace ni dans le temps, la chaîne infinie des causes serait sans faille, et les vivants seraient prisonniers d'une nécessité inexorable. Une discontinuité causale est ainsi introduite par le clinamen, qui libère le présent du passé et maintient l'ouverture de l'avenir. Il n'y a donc ni destin ni providence: les choses sont produites soit par la nécessité, soit par le hasard, soit par nous-mêmes, et c'est en quoi nous sommes libres.
La pluralité des mondes
Cette indétermination atomistique, si elle fut longtemps reprochée à Épicure, contribue aujourd'hui au rayonnement et à l'étonnante modernité de la doctrine. Certes, la physique épicurienne n'a rien d'une science, au sens que nous donnons aujourd'hui à ce mot. Mais son Univers infini, composé d'atomes et de vide et traversé de mouvements dus partiellement au hasard, est étonnamment proche du nôtre. Cette impression de modernité est accentuée par la théorie épicurienne de la pluralité des mondes. Puisque les atomes sont en nombre infini dans le vide infini, explique Épicure, et puisque le hasard, à travers le temps infini, produit nécessairement tout le possible, il est absurde de penser que notre monde est le seul, absurde d'imaginer qu'il est au centre de l'Univers ou que les dieux lui prêtent une attention particulière. Les mondes – car il faut dès lors en parler au pluriel – sont d'immenses ensembles organisés d'atomes, soumis à la naissance et à la mort (l'Univers est éternel mais aucun monde ne l'est), en nombre infini dans l'Univers infini. On a parlé, légitimement, du multivers d'Épicure. Car le tout, s'il est nécessairement unique, ne constitue pas une unité, un ordre ou une structure (il n'est pas uni-vers): il n'est que la somme des sommes, comme dit Lucrèce, l'ensemble infini et éternel des mondes finis et mortels. Les dieux ne l'ont pas créé (c'est l'Univers, plutôt, qui produit des dieux) et seraient bien incapables, s'ils en avaient le désir, de le contrôler. Pour cet Univers, point de sens, point de finalité, point d'ordre: il n'est d'ordre que local, de sens que fugitif, et de finalité qu'illusoire.
1 -[Epicurisme]
2 -[Epicurisme : L'éthique épicurienne]
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