En décembre 1664, Jean de La Fontaine fait paraître, en vers irréguliers (prélude à ceux des Fables), une adaptation de Joconde de l'Arioste, ainsi qu'une nouvelle imitée de Boccace, le Cocu battu et content, composée dans un mètre uniforme (décasyllabe) et écrite en «vieux langage» marotique. Le succès est indéniable. Et puisque les deux formules sont également appréciées du public, le conteur les mènera de compagnie. Continuant à prendre de grandes libertés avec ses modèles, Jean de La Fontaine mêle galantes badineries, grivoiseries joyeuses et naïveté du style archaïsant. S'ils peuvent apparaître aujourd'hui un peu trop répétitifs, ses Contes séduisent alors, même s'ils bravent la décence, ce dont il s'explique dans sa préface. Certes, l'épouse est toujours émancipée, le mari stupide ou complaisant, l'amant comblé, mais ces figures sont conventionnelles. Toutes les situations scabreuses des Contes sont inhérentes au genre, autorisées par la tradition. Et leur auteur déclare: «Ce n'est ni le vrai ni le vraisemblable qui font la beauté et la grâce de ces choses-ci; c'est seulement la manière de les conter.» Cette manière est fondée sur la suggestion et le non-dit, toute trivialité de langage en est exclue. La Fontaine, selon le mot de Perrault, parle «honnêtement des choses déshonnêtes». Toutefois, le conteur gravit bientôt un degré dans la licence, en généralisant la présence des moines paillards et des nonnes dévergondées. Il s'engage cette fois dans une satire du clergé et prend parti – à sa façon, non sans malice – dans la querelle suscitée par le Tartuffe de Molière, cible des dévots. Les Nouveaux Contes seront publiés en 1674, sans privilège ni permission. Les divers recueils de Contes s'échelonnent sur dix ans (1664-1674), au cours desquels Jean de La Fontaine s'adonne également à d'autres genres. Un premier recueil de Fables (1668) est suivi des Amours de Psyché et de Cupidon (1669), à la fois roman pastoral et conte merveilleux, en prose mêlée de vers; mais aussi, plus paradoxalement, il publie divers écrits d'inspiration janséniste, comme ceux du Recueil de poésies chrétiennes et diverses (1671) et du Poème de la captivité de saint Malc (1673): l'œuvre de La Fontaine ne se laisse réduire à aucun schéma.
Les Fables
Auréolé, en 1666, par le succès des Contes, il choisit d'illustrer un genre didactique bien moral, dont les enfants apparaissent, par tradition, comme le public naturel. Les Fables font théoriquement partie de la collection d'ouvrages destinés à l'éducation du Dauphin (ad usum Delphini). En témoignent la dédicace – toute symbolique – du recueil de 1668 au fils aîné de Louis XIV, alors âgé de sept ans, ainsi que le retour à l'esprit canonique du genre avec celle de 1693 au duc de Bourgogne. Et de fait, jusqu'à La Fontaine, lorsqu'elle ne vient pas enrichir le patrimoine érudit ou servir d'appui à l'éloquence de l'avocat, la fable relève des exercices de rhétorique, où les collégiens apprennent à rivaliser avec Ésope et avec l'un de ses imitateurs, le fabuliste latin Phèdre. La fable de La Fontaine, au contraire, ne sent plus son collège et accède en même temps au rang de genre poétique. Elle s'adresse à l'«honnête homme», amateur à la fois de littérature morale et de conversations spirituelles. Avant leur publication, La Fontaine fait souvent circuler ses fables dans des cercles mondains. À partir de 1673, quelque temps après la mort de la duchesse d'Orléans, il s'établit chez Mme de La Sablière, qui reçoit des hommes de lettres et des esprits libres comme le voyageur Bernier, disciple de Gassendi. Les recueils de 1678-1679 ne seront pas dédiés à un enfant, mais à Mme de Montespan. Le fabuliste continue à puiser ses sujets dans toute la «matière» ésopique, s'inspirant surtout d'Ésope et de Phèdre, mais également du brahmane hindou Bidpay, personnage semi-légendaire qui aurait vécu au IIIe siècle et auquel on attribue un recueil en sanskrit, dont une version française est publiée en 1644. Mais cette matière, fournie par les poètes de l'Antiquité, les conteurs de l'Inde ou les auteurs de fabliaux, Jean de La Fontaine a su la transformer, rénover. Avec lui, la fable n'est plus une sèche démonstration d'une morale; elle devient tour à tour un conte, une idylle, une épopée, un discours, ou une dissertation philosophique. Jean de La Fontaine aime en effet donner à ses récits une forme dramatique. Après une exposition simple et claire, dans un cadre qui retrace les paysages d'une nature dont il goûte profondément les charmes, il conduit habilement une intrigue rapide et vive. Le monde entier lui fournit ses acteurs: bêtes et gens de toutes conditions, hommes et femmes, vieillards et enfants, rois et sujets, dieux, jouent leur rôle avec le plus grand naturel. Sous l'habit du XVIIe siècle ou sous la peau de l'animal, il nous présente, avec ses ridicules, l'éternelle nature humaine. Gagnant en envergure, sa fable achève de se constituer en nouveau genre, fragment d'une «ample comédie à cent actes divers / Et dont la scène est l'univers».
1 -[Jean de La Fontaine]
2 -[Jean de La Fontaine : L'art du conteur: Les Fables de la Fontaine]
3 -[Jean de La Fontaine : Le style de la Fontaine]
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