Patrimoine  Spirituel  de l'Humanité

Misère et grandeur de l'homme


Blaise Pascal : Misère et grandeur de l'homme

Ni la raison ni les sciences constituées n'offrent de points de repère fiables pour discerner le vrai du faux: l'homme, «monstre incompréhensible» qui tente de se connaître, se découvre comme un abîme de contradictions, de «disproportion». Nous ne tenons jamais au temps présent, pourtant seul à être réel, mais nous nous fuyons dans la vaine recherche du bonheur; nous espérons de vivre, mais nous ne vivons pas. Pour chasser la pensée de la mort, nous nous livrons au divertissement, qui nous détourne de la réflexion sur notre condition, qui est celle de condamnés à mort en un cachot. Multiforme, le divertissement entraîne les hommes de toutes conditions, gueux et rois, à la guerre, à la chasse ou à la partie de cartes. La philosophie, qui se définit cependant comme la recherche de la vérité, nous trompe; elle crée la plus pernicieuse illusion, car elle ne travaille, en fait, à travers toutes ses analyses, qu'à destituer la mort de toute réalité.

L'homme est l'esclave du divertissement: à la chasse, ce qui lui plaît, c'est de courir après le lièvre et non pas de le prendre, au jeu et au travail de s'absorber en se plaignant, mais il gémirait si on le délivrait de ses fardeaux. Grandeur et misère sont inséparables en l'homme; sa grandeur consiste à penser, et donc à connaître sa misère: «Un arbre ne se connaît pas misérable. C'est donc être misérable que de se connaître misérable; mais c'est être grand que de connaître qu'on est misérable.» La misère de l'homme est celle d'un «roi dépossédé».

Dieu est la vraie connaissance
Menacé d'être écrasé par tout l'Univers, l'homme a pourtant plus de dignité que ce qui le tue. Pour peu qu'il consente à l'accueillir, la religion chrétienne lui révèle son sort: l'homme est une créature de Dieu exilée dans le monde. Folie pour les païens, la bizarrerie de cette religion consiste à ordonner à l'homme de reconnaître sa bassesse et, en même temps, de se vouloir semblable à Dieu, de prétendre donc à la plus haute place. La connaissance de Dieu sans celle de la misère humaine est source d'orgueil; la connaissance de notre misère sans celle de Dieu est source de désespoir. Hors de la connaissance de Jésus Christ, dans laquelle nous trouvons à la fois Dieu et la misère humaine, il n'y a que des illusions. L'une d'entre elles consiste à chercher des «valeurs» dans les institutions et les activités humaines, alors qu'elles ne répondent qu'à des besoins pratiques. Pascal dévalue ce à quoi les sagesses et les morales humanistes attachent la plus haute dignité. Justice, pitié, charité, le sens de l'histoire se trouvent discrédités chez lui (comme plus tard, ils apparaîtront chez Nietzsche). Pour lui, la justice humaine n'est pas la justice, pas plus que la charité ou la pitié simplement humaines ne sont la charité ou la pitié. «On s'est servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire servir au bien public; mais ce n'est que feindre, et une fausse image de la charité; car au fond ce n'est que haine.» Pascal dénonce dans la pitié une ruse de l'intérêt ou un jeu de la supériorité: «Plaindre les malheureux n'est pas contre la concupiscence. Au contraire, on est bien aise d'avoir à rendre ce témoignage d'amitié, et à s'attirer la réputation de tendresse, sans rien donner.»

L'ordre nécessaire
De même que dans les sciences nous devons nous contenter de l'ordre géométrique et renoncer à tout démontrer, de même devons-nous accepter une justice conventionnelle qui peut légitimer les plus horribles pratiques. En fait, le droit n'a rien d'universel («plaisante justice qu'une rivière borne!»), car il change d'un pays à l'autre: «Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà.» L'ordre établi n'a de valeur qu'en ce qu'il maintient la paix – évitant la guerre civile, le plus grand des maux, et départageant les prétentions des hommes –, cependant, il n'est assurément pas raisonnable. En adoptant la règle de prendre pour roi le fils aîné du roi, on évite, comme l'avait affirmé Montaigne, les contestations entre des prétendants et des capitaines qui ne manqueraient pas de briguer le pouvoir suprême et de s'insurger. Il n'y a donc pas de droit naturel: la justice parmi les hommes n'est que ce droit positif, fondé sur la force: «Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.» Ainsi, il n'y a pas lieu de s'étonner du peu de rapport qui existe dans l'histoire entre les effets les plus spectaculaires et leurs causes, infimes ou dérisoires: un grain de sable dans l'uretère de Cromwell, la longueur du nez de Cléopâtre suffisent pour que la guerre éclate ou pour que la paix revienne.

Penseur de la distinction radicale, qui a opposé les «grandeurs naturelles» – les sciences, la vertu, la santé, la force – et les «grandeurs d'établissement», Pascal rend compte du désarroi de l'homme devant l'absence d'ordre.


  
  
  


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